
L’entreprise technologique Humane vient d’annoncer l’arrêt définitif de son projet phare, l’AI Pin, un appareil portable destiné à remplacer le smartphone grâce à l’intelligence artificielle. Cette décision marque un tournant dramatique pour la startup fondée par d’anciens employés d’Apple, qui avait suscité de grands espoirs dans la Silicon Valley. Après avoir levé plus de 200 millions de dollars auprès d’investisseurs prestigieux et lancé son produit avec des critiques mitigées, Humane cède maintenant ses actifs pour 116 millions de dollars. Cette affaire illustre les défis considérables du marché des wearables et soulève des questions sur l’avenir des alternatives aux smartphones traditionnels.
La vision ambitieuse d’Humane et son AI Pin
Fondée en 2018 par Bethany Bongiorno et Imran Chaudhri, deux anciens employés d’Apple, Humane s’était donné pour mission de créer une nouvelle catégorie d’appareils intelligents. L’entreprise promettait de repenser notre relation avec la technologie en proposant des interactions plus naturelles et moins intrusives que celles offertes par les smartphones.
L’AI Pin, dévoilé officiellement en novembre 2023 après des années de développement, incarnait cette philosophie. Ce petit appareil portable, fixé magnétiquement aux vêtements, se voulait minimaliste dans sa conception mais puissant dans ses fonctionnalités. Dépourvu d’écran traditionnel, il projetait des informations sur la paume de l’utilisateur et fonctionnait principalement via des commandes vocales et gestuelles.
Les caractéristiques techniques du dispositif incluaient :
- Un projecteur laser pour afficher des informations sur la main
- Une caméra de 13 mégapixels
- Des microphones et haut-parleurs intégrés
- Une connexion cellulaire via un partenariat avec T-Mobile
- Un abonnement mensuel de 24 dollars
Propulsé par des modèles d’intelligence artificielle avancés, notamment grâce à un partenariat avec OpenAI, l’AI Pin était conçu pour répondre aux questions, envoyer des messages, prendre des photos, traduire des conversations en temps réel et accomplir diverses tâches quotidiennes sans nécessiter la consultation constante d’un écran.
Les fondateurs de Humane avaient une vision claire : libérer les utilisateurs de la dépendance aux écrans tout en maintenant une connexion avec le monde numérique. Cette approche avait séduit de nombreux investisseurs de renom, dont Sam Altman (PDG d’OpenAI), Andreessen Horowitz et Tiger Global Management, permettant à l’entreprise de lever plus de 200 millions de dollars.
L’attente autour de ce produit était considérable, alimentée par des présentations soigneusement orchestrées et une stratégie marketing qui jouait sur le mystère. Lors d’une conférence TED en avril 2023, Imran Chaudhri avait fait une démonstration impressionnante qui avait captivé l’audience et renforcé l’engouement pour cette nouvelle approche de l’informatique personnelle.
Le lancement commercial et les premiers signes de difficultés
En février 2024, l’AI Pin a finalement été commercialisé au prix de 699 dollars, auquel s’ajoutait un abonnement mensuel de 24 dollars pour les services de données. Ce lancement, très attendu par l’industrie technologique, a rapidement révélé les failles du produit et de la stratégie de Humane.
Les premiers retours des utilisateurs et des critiques technologiques ont été largement négatifs. Les journalistes spécialisés de The Verge, CNET et Wired ont tous pointé des problèmes similaires :
- Une autonomie de batterie très limitée (environ 4 à 5 heures d’utilisation)
- Des problèmes de surchauffe de l’appareil
- Une reconnaissance vocale peu fiable dans les environnements bruyants
- Des fonctionnalités limitées par rapport aux promesses initiales
- Une projection laser difficile à lire en extérieur
Le journaliste technologique Joanna Stern du Wall Street Journal a particulièrement marqué les esprits avec sa critique cinglante, qualifiant l’AI Pin de « produit le moins prêt » qu’elle ait jamais testé. Cette évaluation a eu un impact considérable sur la perception du public et des investisseurs.
Face à ces retours négatifs, Humane a tenté de corriger le tir avec plusieurs mises à jour logicielles dans les semaines suivant le lancement. Ces correctifs visaient à améliorer la reconnaissance vocale, optimiser la batterie et ajouter des fonctionnalités manquantes. Cependant, ces efforts n’ont pas suffi à changer fondamentalement l’expérience utilisateur.
Les chiffres de vente, bien que non officiellement communiqués, se sont révélés bien en deçà des attentes. Selon des sources internes relayées par The Information, moins de 10 000 unités auraient été vendues dans les premières semaines, un chiffre catastrophique pour une entreprise ayant levé autant de fonds et généré autant d’attentes.
Les difficultés commerciales se sont rapidement traduites par des mesures drastiques. En avril 2024, Humane a procédé à une première vague de licenciements, touchant environ 4% de ses effectifs. Cette restructuration n’était qu’un prélude aux événements plus dramatiques qui allaient suivre.
Parallèlement, des rumeurs concernant des tensions au sein de la direction ont commencé à circuler. Des désaccords stratégiques entre les fondateurs et certains investisseurs sur la manière de répondre aux défis du marché auraient compliqué la prise de décision dans cette période critique.
Les raisons de l’échec : analyse d’un produit en avance sur son temps
L’échec de l’AI Pin et la chute de Humane peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs interconnectés qui illustrent les défis inhérents à la création d’une nouvelle catégorie de produits technologiques.
Premièrement, le décalage entre les promesses marketing et les capacités réelles du produit a créé une déception massive. Humane avait vendu une vision quasi-futuriste d’un appareil capable de comprendre intuitivement nos besoins et d’y répondre sans friction. La réalité d’un appareil aux capacités limitées, à l’autonomie restreinte et aux interactions parfois frustrantes a généré un contraste saisissant avec cette promesse.
Deuxièmement, les contraintes techniques se sont avérées insurmontables dans le cadre temporel et budgétaire de l’entreprise. Miniaturiser une technologie aussi avancée tout en maintenant des performances acceptables représentait un défi considérable. La thermique (gestion de la chaleur), l’autonomie et la fiabilité de la reconnaissance vocale sont des problèmes que même les géants technologiques peinent parfois à résoudre.
Un analyste de Gartner a souligné que Humane avait sous-estimé les défis liés à l’expérience utilisateur d’un appareil sans écran : « Nous sommes habitués à la fiabilité et à l’immédiateté des interfaces tactiles. Un appareil reposant principalement sur la voix doit offrir une précision proche de 100% pour être viable, ce qui reste techniquement très difficile à atteindre. »
Troisièmement, le positionnement prix de l’AI Pin s’est révélé problématique. À 699 dollars plus 24 dollars mensuels, l’appareil était positionné comme un complément coûteux au smartphone, non comme un remplacement. Or, les consommateurs n’ont pas perçu suffisamment de valeur ajoutée pour justifier cet investissement supplémentaire.
Quatrièmement, le timing du lancement coïncidait avec une période de ralentissement des dépenses technologiques des consommateurs. Après la frénésie d’achats technologiques pendant la pandémie, 2023-2024 a été marquée par une plus grande prudence dans les dépenses non-essentielles.
Enfin, Humane a peut-être sous-estimé l’inertie des habitudes numériques. Les smartphones sont profondément ancrés dans nos vies quotidiennes, créant un écosystème d’applications et d’usages difficile à remplacer. Comme l’a noté un ancien employé sous couvert d’anonymat : « Nous pensions que les gens étaient prêts à abandonner leurs smartphones pour quelque chose de plus minimaliste. La réalité est que la dépendance aux écrans est beaucoup plus profonde que nous ne l’imaginions. »
La combinaison de ces facteurs a créé une tempête parfaite pour Humane, rendant inévitable la réévaluation complète de sa stratégie d’entreprise.
La transaction de 116 millions de dollars : qui achète et pourquoi?
Face à l’impossibilité de poursuivre sa trajectoire initiale, Humane a pris la décision radicale de vendre ses actifs pour 116 millions de dollars. Cette transaction, annoncée récemment, marque la fin du chapitre AI Pin tel qu’il avait été conçu par ses fondateurs.
L’acquéreur principal des actifs de Humane est Microsoft, qui a déboursé la majeure partie de cette somme. Cette acquisition s’inscrit dans la stratégie agressive du géant de Redmond dans le domaine de l’intelligence artificielle. Après des investissements massifs dans OpenAI et le développement de Copilot, Microsoft poursuit sa quête de nouvelles interfaces utilisateur pour l’ère de l’IA.
Ce que Microsoft acquiert spécifiquement comprend :
- Un portefeuille de brevets liés aux interfaces homme-machine
- La propriété intellectuelle concernant les systèmes de projection et d’interaction gestuelle
- Une équipe d’ingénieurs spécialisés dans les wearables et l’IA
- Les données utilisateurs anonymisées collectées pendant la période d’exploitation
Selon Satya Nadella, PDG de Microsoft, cette acquisition s’aligne parfaitement avec leur vision : « Les innovations de Humane en matière d’interfaces naturelles et d’IA embarquée complémentent nos efforts pour créer des expériences informatiques plus intuitives et contextuelles. »
Une part moins importante des actifs a été acquise par Samsung Electronics, qui s’est particulièrement intéressé aux technologies de miniaturisation et aux systèmes de projection développés par Humane. Le fabricant coréen pourrait intégrer certains de ces éléments dans ses futures gammes de wearables ou de smartphones.
Pour les investisseurs de Humane, cette vente représente une issue décevante mais nécessaire. Avec 116 millions de dollars pour une entreprise ayant levé plus de 200 millions, la transaction constitue une perte significative. Toutefois, elle permet de récupérer une partie des investissements plutôt que de risquer une faillite complète.
Les fondateurs Bethany Bongiorno et Imran Chaudhri ont publié un communiqué exprimant leur déception tout en soulignant l’impact de leur vision : « Bien que l’AI Pin n’ait pas rencontré le succès commercial espéré, nous avons poussé l’industrie à repenser fondamentalement notre relation avec la technologie. Les idées que nous avons développées continueront d’influencer l’avenir de l’informatique personnelle. »
Pour les utilisateurs actuels de l’AI Pin, l’entreprise a annoncé une période de transition de six mois pendant laquelle les services resteront opérationnels. Au-delà, Microsoft s’est engagé à proposer une solution de migration ou un remboursement partiel.
Cette transaction met en lumière une réalité du secteur technologique : même les échecs commerciaux peuvent avoir une valeur stratégique considérable pour les géants du secteur, qui voient dans ces acquisitions l’opportunité d’intégrer des technologies innovantes et des talents rares.
Les leçons et l’héritage d’une ambition brisée
L’aventure de Humane et de son AI Pin, malgré sa fin prématurée, laisse une empreinte significative sur l’industrie technologique et offre des enseignements précieux pour les futurs innovateurs.
La première leçon concerne le danger de la « hype » excessive. Humane avait généré des attentes démesurées avec ses présentations soigneusement chorégraphiées et son marketing mystérieux. Cette stratégie, bien qu’efficace pour attirer l’attention et les investissements, a créé un niveau d’attente impossible à satisfaire avec un produit de première génération. Comme l’a noté un capital-risqueur de la Silicon Valley : « Le fossé entre ce qui a été promis et ce qui a été livré était tout simplement trop large pour être comblé par des mises à jour logicielles. »
La deuxième leçon souligne l’importance de l’itération produit dans des conditions réelles. Humane a développé son appareil dans un environnement très contrôlé, avec peu de tests utilisateurs extensifs avant le lancement commercial. Cette approche, inspirée de la méthode d’Apple sous Steve Jobs, s’est révélée inadaptée pour un produit créant une nouvelle catégorie et reposant sur des interactions vocales complexes.
Troisièmement, cette histoire rappelle que la disruption des habitudes numériques est extraordinairement difficile. Les smartphones ne sont pas simplement des appareils, mais des écosystèmes complets profondément intégrés dans nos vies. Les remplacer nécessite d’offrir non seulement une alternative viable mais un avantage significatif justifiant l’effort de changement.
L’impact sur l’industrie des wearables
Malgré son échec commercial, l’AI Pin a influencé la réflexion sur l’avenir des appareils portables. Plusieurs concepts introduits par Humane sont déjà visibles dans les projets de recherche d’autres entreprises :
- L’idée d’interfaces projetées commence à apparaître dans les brevets de Google et Apple
- L’approche minimaliste et la réduction de la dépendance aux écrans influencent les nouvelles générations de montres connectées
- L’intégration profonde de l’IA comme intermédiaire entre l’utilisateur et ses services numériques devient un axe de développement majeur
Meta a récemment dévoilé un projet de recherche similaire, mais avec une approche plus progressive, intégrant leur appareil dans un écosystème existant plutôt que de tenter de remplacer le smartphone d’emblée.
Pour les entrepreneurs et investisseurs du secteur, l’histoire de Humane servira d’étude de cas sur les risques liés à la création de nouvelles catégories de produits. Elle souligne l’importance d’un équilibre entre vision audacieuse et pragmatisme dans l’exécution.
Les fondateurs de Humane, malgré cet échec, conservent une réputation d’innovateurs visionnaires. Leur prochaine entreprise sera suivie avec attention, car l’industrie reconnaît que les idées fondamentales de Humane – réduire la dépendance aux écrans et créer des interactions plus naturelles avec la technologie – restent pertinentes et désirables.
Comme l’a exprimé un analyste de Forrester Research : « Humane a peut-être échoué en tant qu’entreprise, mais ses idées survivront. Dans dix ans, nous utiliserons probablement des appareils qui incarneront beaucoup des concepts qu’ils ont défrichés. Ils étaient simplement trop en avance sur les capacités technologiques actuelles. »
Cette perspective rappelle d’autres innovations technologiques qui ont échoué commercialement mais ont pavé la voie pour des succès ultérieurs, comme le Newton MessagePad d’Apple qui a précédé l’iPhone de plus d’une décennie.
Le futur des interactions humain-machine après Humane
L’échec de l’AI Pin ne marque pas la fin de la quête d’alternatives aux smartphones, mais plutôt un recalibrage des attentes et des approches. L’industrie technologique continue d’explorer activement de nouvelles façons d’interagir avec l’information numérique, en tirant les leçons de l’expérience de Humane.
Plusieurs tendances se dessinent pour l’avenir des interactions humain-machine :
Premièrement, l’approche évolutive plutôt que révolutionnaire gagne du terrain. Au lieu de tenter de remplacer complètement le smartphone, les entreprises développent des appareils complémentaires qui s’intègrent dans l’écosystème existant. Les lunettes connectées de Ray-Ban et Meta, par exemple, ajoutent des fonctionnalités sans prétendre supplanter le téléphone.
Deuxièmement, l’intelligence artificielle embarquée devient un élément central des nouveaux appareils. Les progrès dans la miniaturisation des modèles d’IA permettent désormais d’exécuter des algorithmes sophistiqués directement sur les appareils, sans nécessiter une connexion cloud permanente. Cette évolution pourrait résoudre certains des problèmes de latence et d’autonomie rencontrés par Humane.
Google a récemment présenté des avancées significatives dans ce domaine avec ses modèles Gemini Nano, spécifiquement conçus pour fonctionner sur des appareils à ressources limitées. De même, Apple investit massivement dans l’IA sur appareil avec ses puces Neural Engine.
Troisièmement, les interfaces multimodales deviennent la norme. Plutôt que de parier uniquement sur la voix ou uniquement sur les gestes, les nouveaux appareils combinent plusieurs modes d’interaction – voix, toucher, gestes, regard – et sélectionnent automatiquement le plus approprié selon le contexte.
Quatrièmement, la réalité augmentée (RA) s’impose progressivement comme le successeur probable des smartphones. Les Apple Vision Pro et les projets similaires chez Meta et Google suggèrent un futur où l’information numérique se superpose au monde réel de manière contextuelle et intuitive.
Un chercheur du MIT Media Lab explique : « L’échec de Humane ne remet pas en question la vision d’un avenir moins dominé par les écrans, mais plutôt le chemin pour y parvenir. La transition sera probablement plus graduelle, avec des appareils qui augmentent nos capacités sans nous demander d’abandonner brutalement nos habitudes numériques. »
Les géants technologiques adoptent désormais une approche plus mesurée. Apple, par exemple, développe son écosystème d’appareils portables (AirPods, Apple Watch) comme extensions du smartphone plutôt que comme remplaçants. Cette stratégie permet d’habituer progressivement les utilisateurs à de nouveaux modes d’interaction.
Pour les startups qui suivront les traces de Humane, le défi sera de trouver le juste équilibre entre innovation radicale et adoption pragmatique. Certaines se concentrent sur des cas d’usage spécifiques où les smartphones sont particulièrement inadaptés, comme les environnements industriels ou médicaux, avant d’envisager une expansion vers le grand public.
La vente des actifs de Humane à Microsoft et Samsung garantit que les innovations de l’entreprise ne disparaîtront pas complètement. Ces technologies pourraient réapparaître dans des produits futurs, peut-être sous des formes moins ambitieuses mais plus pratiques.
Comme l’a résumé un investisseur tech : « L’idée que nous interagirons un jour avec la technologie de manière plus naturelle, sans être constamment collés à nos écrans, reste puissante et inévitable. Humane a peut-être échoué dans l’exécution, mais sa vision continuera d’inspirer la prochaine génération d’innovateurs. »
L’héritage de Humane pourrait finalement résider non pas dans son produit, mais dans la conversation qu’il a initiée sur notre relation avec la technologie et les possibilités d’un avenir numérique plus humain et moins envahissant.